jeudi 25 juillet 2013

Dead Can Dance au Zénith de Paris


Au parc de la Villette, dans l’écheveau des allées, des percussions africaines étourdissent l’atmosphère du jour le plus ennuyeux de la semaine. Et à coté de ces noirs frivoles se pressent des dandys ratés, des lovecraftiens à cheveux longs, des baroudeurs gothiques, des fiers rockers homosexuels semblables à Etienne Daho, puis des gens encore plus normaux. Voilà le public de Dead Can Dance qui attend l’ouverture du Temple du Soleil. La cène exceptionnelle se déroule pour plus d’ampleur au Zénith cet été, après un passage complet au Rex l’année dernière – et on ne rate pas un groupe si parcimonieux. En effet, la salle, pleinement jonchée de strapontins, est comble, les disciples se tenant là assis, impatients mais affables. David Kuckhermann, drôle de bougre, percussionniste sur tout (son site explicite : Cajon, Riq, Hang, Udu) tient la première partie, et de sa main sure, explore des sonorités (what else ?) ésotériques - évidemment, le public, d’une bravoure olympienne, l’applaudit tranquillement. Peut-être n’est-il pas nécessaire de revenir dessus, mais on se demandera patiemment pourquoi le personnel technique du Zénith a étendu les gradins jusqu’à l’extrême de l’aile droite : les chanceux qui se sont vus attribuer ces places ont pu admirer les délicates broderies du rideau masquant la scène. Loin de toute forfanterie, le cortège Dead Can Dance arrive dans une atmosphère de concerto avec l’assurance et la modestie d'artistes distingués, et bien sur, en tête de file, la reine et le roi.
Le concert s’ouvre dans la procession du solennel Children of the Sun, avec à la fin ses cuivres aveuglants. Le groupe s’applique immédiatement avec le plus grand respect de la musique et s'affaire comme dans un petit rituel : lorsque Lisa Gerrard laisse la voix à Brendan Perry, elle recule dans l’ombre avec une ténue impériale jouer du yangqin ou du dulcimer. Lisa Gerrard d'ailleurs, d’une beauté pâle et inaltérable, est vêtue d’une longue robe de velours bleu cobalt, d’une cape fixée à une couronne incrustée de pierres et coiffée d’un haut chignon, sans que cela ne paraisse comique à aucun moment, bien au contraire. Car lorsqu’elle pousse sa voix, le regard lointain et dévot, on ne peut que s’émerveiller de sa grâce flottante : femme d'essence divine, le chant ne trahit chez elle aucun effort. En revanche, loin sont les années où Brendan Perry pouvait exhiber son cheveu cavalier et ses yeux clairs, car désormais, avec le crâne galbe, l’air buriné et rougi, il se présente à nous avec l’allure d’un écrivain russe séculaire. Sur scène encore plus que sur disque, Perry est décidément la moitié suave et terrienne du groupe, tant l’on voit sur son visage passer l’ivresse et le tourment. Il est aisé, dans ce bal solaire et mystérieux, d’imaginer la fidélité du public. Des gens se lèvent même et parcourent la salle d’un pas chamanique et habité, obéissant à la magie impérieuse que le groupe prodigue. Alors certes, dans la chaleur d’un Zénith conquis, on se dissipe un peu et l’écoute n’est pas constamment pleine de la ferveur requise. Surtout la setlist promotionnelle focalisée sur le dernier album Anastasis ne favorise pas toujours l’enthousiasme propre à l’écoute des classiques. Alors lorsque le groupe part une première fois de scène, les fidèles peuvent être sceptiques, n’ayant pas le sentiment d’avoir entendu les cantiques légitimes.
Mais Dead Can Dance est plein d’une honnêteté aristocratique. Le rappel sera alors souverain : avec les fouettages orientaux de The Ubiquitous Mr. Lovegroove, le public commence timidement à descendre de ces strapontins fastidieux. C’était sans compter les années qui passent, Gerrard revient sur scène chantant Happy Birthday to You à Perry, visiblement ému (54 ans, comme Robert Smith, Morrissey ou Pascal Légitimus). Le groupe s’attaque alors enfin au cœur, et tout le monde se retrouve debout sous les devins. Dreams Made Flesh, Song of the Siren (on n’y coupe pas), pour l’émotion vulnérable de toutes ces âmes sincères. Et ce sera sur la marche celtique Return Of The She-King que le groupe s’en ira. On aurait voulu en entendre plus, mais l’important était ce soir là d’être tous ensemble.

dimanche 23 juin 2013

Stone Roses à la Cigale - My Bloody Valentine au Bataclan


La contingence fut assez incroyable et inattendue. Deux groupes cultes de la scène britannique de la fin des années 80, aujourd’hui à moitié dissouts, étaient pourtant de retour à Paris. C’est ainsi que les Stone Roses, comètes mancuniennes peinturlurées, sont passés le 3 et 4 juin à la Cigale, et My Bloody Valentine, sainte sirène indie, dans la foulée le 5 juin au Bataclan (en réalité, initialement prévu pour le 5 mai). Ce que l’on peut qualifier d’événement, du moins pour les amateurs trop complaisants que nous sommes, mériterait une mise en abyme, pour ne pas dire grossièrement une comparaison. Evidemment, se mesurer réellement aux prestations de groupes légendaires est toujours problématiques - surtout à Paris, ville si souvent escamotée par les tournées.  Toujours la même question donc : en 2013, alors ?

Vingt-quatre

Dans ses premiers jours de chaleurs bouffantes parisiennes, nous nous attendons à deux concerts inespérés des Stone Roses, chantres d’une scène dorée, ressuscitée le temps de quelques secousses de cymbalettes. Prévus à la Cigale (et qu’on arrête de nous envoyer à l’odieux Zénith), avec ses moulures blanches et sa théâtralité désirable, les concerts ne pouvaient être décevants. Pourtant pendant la première partie, burnée et britannique, à qui on ne saurait jeter la pierre, le public se fait moribond. Les Stone Roses n’intéressaient-ils plus personne ? Mais tandis que les techniciens mettent en place la scène pour les mancuniens, le public se remplit et finit par constituer une belle foule compacte débordant à tous les balconnets. Et c’est donc sans attendre qu’arrivent nos garçons, avec le triomphant I Wanna Be Adored. L’enchanteresse escalade de pentatonique déclare la guerre rose : le public se jette en avant dans une euphorie que l’on manquerait bien de qualifier d’extatique, et à tout le monde de balancer sa bière (remplie) dans la foule – malgré son coût honteux, c’est dire l’ivresse. Le sol tremble sous le saut commun du public, contingence redoutable, car le houblon ayant tapissé le plancher, la glissade s’offre comme une claque. Les anglais (reconnaissables : torse nu, en bob) clament les textes par cœur, et suivent même les morceaux moins connus. Naviguant majestueusement dans le premier album, les Stone Roses décochent ici un Going Down inattendu, là un Standing Here magique (et sa deuxième partie douce comme un rêve) - et tant pis pour nos affriolantes blogueuses asiatiques, au balcon dans leurs tuniques de défilé, qui ne peuvent faire rien d’autres que d’afficher leur sempiternel sourire de grands salons.
Galvanisé par la pluie de cannelle, le public se tient fraternellement et se rue en avant lorsqu’un hymne est entamé (la plupart du temps, donc) – pendant que certains spectateurs préfèrent s’adonner au filmage intégral du concert avec leur téléphone, activité mystérieuse, masquant la vue à d'autres et trouvant toujours le moyen de se plaindre lors des bousculades. 
Sur scène, Brown fait le pitre (des sortes de kata avec son micro, ses inénarrables pas de danse entre le singe et le smurf), Mani lui lance le défi de se tenir sur un pied tandis que Squire, avec son corps sec et ses cheveux vaillants, triomphe seul de son jeu sorcier. Pendant près de deux heures, ils ont vingt ans, cette pop intemporelle et mordorée leur offre jeunesse éternelle. En dieux juventins, les mancuniens sont magnanimes : quelques titres de Second Coming nous sont offerts, ainsi qu’un Fools Gold pas forcément très intéressant. This Is The One, hymne sentimental de Manchester United, est l’occasion d’une pâmoison générale avec son texte qui se télescope jusqu’à la fin. Qu’importe si Ian Brown chante parfois faux ? Il distribue les clins d’œil et offre ses jingle sticks, ne faiblit jamais dans sa chemise liberty et son baggy. Qu’importe la pyrotechnie naïve ? La performance ne se veut nullement spectaculaire. La fin se précipite, et le public salue en triomphe un groupe qui a été touché, un jour, par la grâce. Pourtant pas de rappel, pas de Sally Cinnamon nostalgique ou d’un I Wanna Be Adored conclusif. C'est en sortant, avec le sentiment d'un bonheur trop pressé, qu'on regrette ce concert étincelant - Paris les avait attendu 24 ans. 



Only Shallow

Les dublinois ont la réputation interlope de frustrer leur public, et quand certains crient au génie, d’autres sortent surement énervés d’une prestation qui se joue d’eux. De fait, il est difficile de faire suivre My Bloody Valentine à la performance euphorique des Stone Roses. Néanmoins l’antre du Bataclan nous réconforte, et cette salle pleine de souvenirs nous promet quelques moments de rêverie inédite. En tout cas, il n’y a pas à attendre longtemps : sans première partie, le groupe débarque dans une sobriété choisie. Tous pratiquement vêtu de noir (la claviériste a osé le blanc), le regard fuyant, le concert démarre comme si de rien n’était. D’emblée le constat que le son n’est pas aussi fort que d'habitude est probant : quelques rigolos crient « on n’entend rien ! » (boutade qui deviendra exaspérante à sa onzième occurrence). Il est malheureux de revenir sur un débat qui a toujours senti la querelle de couvent : d'une part ceux qui préfèrent avoir un son relativement propre et pas seulement une guitare-baleine qui surnage en noyant tout, d'autre part les partisans de la nébuleuse sonique qui s'offusqueront en retour : « Quoi, propre ? Mais c’est une insulte ! ».  
En tout état de cause, le public de My Bloody Valentine est par rapport à la veille plus immobile, introspectif et certainement plus intellectuel. Le spectateur danse dans sa tête (malgré l’éternel idiot qui s’essaye au pogo solitaire sur Loomer), la musique n’est plus donc une fête mais un voyage. D’ailleurs la pyrotechnie projette sur la scène des images vibrantes, plasmatiques ou magmatiques, noyant l’ensemble de la salle dans un univers intime. Mais seulement voilà, on peut apprécier la technique des musiciens et leur air appliqué (les morceaux sont parfaitement exécutés), tout en concédant que le concert se départit  mal d’une certaine aridité. Si Colm Ó Cíosóig (qui ressemble sur scène à Jean-Luc Lemoine) assure derrière la batterie un travail dantesque, on ne saurait en dire autant de Bilinda Butcher qui gratte et chante, toujours la tête penchée, avec l’air ennuyé et condescendant d’une mère qui verrait son bambin déféquer dans ses dessous une fois de trop. Debbie Googe joue de profil, Kevin Shields est chassé dans le coin à côté de l’ingénieur du son.  Rien d’étonnant dans l’attitude, et il ne faudrait pas s’en offusquer, mais serait-ce du philistinisme d’attendre d’avantage d’un groupe aujourd’hui légendaire ? Si la musique des dublinois a toujours demandé une certaine exigence esthétique, ne pouvait-on pas attendre du groupe qu’il fasse le bout de chemin nécessaire à la communion musicale ? On dira ce qu'on veut, il faudra bien coincer le plaisir quelque part. Enfin, la setlist est exhaustive, et enserre les morceaux de Isn’t Anything  jusqu’à mbv (les amoureux d’Ecstasy and Wine, dont votre serviteur fait partie, ont abandonné sans espoir l’idée de le voir un jour jouer sur scène). Prévisible dans l'affectation, le groupe ne joue pas cette ballade magnifique qu’est Sometimes (parce que tout le monde l'attend), mais se livre à l’éternelle pitrerie finale : le pont de You Made Me Realise s’allonge d’un décollage sonique d’une demi-douzaine de minutes. Au bout, qui en a vu la grâce se manifeste.  Le sentiment fait jour d’avoir assisté à une performance tout sauf spontanée, cherchant malgré la pose à se faire bien voir d’un public indulgent. Parce que le plus étonnant c’est qu’à la sortie tout le monde semblait satisfait, dans le plus pur contentement bourgeois. 

lundi 27 mai 2013

L'ether et l'ennui

Entractes dénoués et reposants, intermezzi véritablement modernes, les instrumentaux vaporeux sembleraient être l’exaspération ennuyée de chacun et personne ne se douterait qu'un public naïf et équivoque (probablement très restreint et farfelu) les déguste en soi. Par fétichisme des pistes timidement lyriques et ennuyeusement instrumentales, nous dresserons donc une liste de morceaux que le monde juge ignoblement inutiles, mais qui prennent pour bien d'autres les apparences du plus délicieux abandon à soi - celui où meurt l'esprit critique.

Cocteau Twins - Lazy Calm/Fluffy Tufts

Evidemment, il y aurait un véritable travail exégétique à accomplir sur les très grands Cocteau Twins - quel émoi ont-ils pu provoquer chez nos fétichistes du rien lyrique et de la douceur ingénue ? Pour l'exercice, retenons le morceau de bravoure que constitue l'entrée dans ce Victorialand, quatrième et souverain album du trio. Cette ouverture, en réalité constituée de deux morceaux, se présente comme un diptyque tant la mélodie, sautillante et élégiaque, se tisse d'un uniforme sommeil doré. Cuivres cupidonesques sur Lazy Calm se prolongent en mélopées veloutées sur Fluffy Tufts, dont seule la pelucheuse allitération du titre laisse présager l'effet. On se laisse bercer par cette délicatesse qui évoque si bien la chaste et paresseuse luxure d'un paradis romain.


John Abercrombie - Timeless

Combien de fois Miles Davis a-t-il détruit et recréé le jazz ? Si souvent que certains se sont satisfait à la contemplation des ruines - voilà ce que pourrait être Timeless, piste éponyme qui clôture le premier album du guitariste John Abercrombie. Long morceau qui s'ouvre comme une réminiscence vaguement indienne, pleine d'une fumée étourdissante et ascendante, nous menant jusqu'à l'ennuyeux sommet qu'à partir du premier tiers nous ferons que lentement dévaler. A partir de là, le touché rond et gras de la guitare fait des merveilles, offrant par moments des fulgurances d'une sobre rapidité, auxquelles vient se mêler un clavier fluet et translucide. Cette flânerie mentale nous offre un ennui cosmique et élégant, trouvant dans la pochette de l'album sa parfaite figuration : celle d'un panorama romantique composé dans un minimalisme tout allemand.

 

Flying Saucer Attack - For Silence 

Musiciens de l’ombre, les membres de Flying Saucer Attack ont traversé les années 90 avec une discrétion qui ne peut qu’aller avec leur musique ; entre les cendres du shoegaze et les bouillonnements apaisés du space rock, ce duo bristolien prendra le parti de la mélancolie et des cordes claires. Dès Further, leur deuxième album, le groupe revendique rondement des chansons d’une intimité bucolique et nocturne, voire d’une mysticité franchement naïve. For Silence, qui part et qui revient, commence par des intrépides accords de guitare limpide sur lesquels la brume vient lentement et finalement regagner ses droits. Le tout monte comme une trombe et s’apaise dans des larsens douillets et vespéraux, comme on s’imaginerait une fin de nuit pluvieuse en environnement portuaire.


Slowdive - Erik's Song

On a si souvent lu des groupes shoegaze qu'ils étaient aériens et brumeux qu'il faudrait revenir un peu sur nos lieux communs. Il faut le dire, personne ne s'abandonnerait vraisemblablement à l'introspection sur le pont de You Made Me Realise, et encore personne ne soutiendrait la légèreté du vert chambard de Chapterhouse. Ne reste que Slowdive, dont on nous ventera les mérites du dernier Pygmalion : sobre et décharné, léger et cynique. Mais qui se soucie vraiment de cet Erik's Song, petite merveille enfermée au milieu de Just For a Day, aux nappes galantes et automnales ? Sonic Youth proposait trois ans auparavant leur Eric's Trip, et malgré le rapport probablement nul entre ces deux titres, le contraste est producteur de sens : le prénom d'origine scandinave réclame chez Slowdive une orthographe plus authentique, annonçant un certain romantisme nordique et éternel.



Micheal Stearns - Lightplay

Au même titre que Robert Rich et Steve Roach, Michael Stearns est devenu incontournable parmi les chantres de la musique ambient. A force d'expérimentations platoniques, ces vaillants personnages ont tracé la nomenclature d'un genre plus complexe et noble qu'on viendrait bien le faire croire ; l'ambient ne pourrait malheureusement se résumer à de l'odieuse musique d'ascenseur, mais véritablement à de la musique de sensations et d'univers, tant chacun de ces musiciens se sont risqués dans des imaginaires à chaque fois hétéroclites et hermétiques. M'ocean revisite les souvenirs du soleil souverain et de la mer, tranquille ou angoissante - Lightplay évoque à merveille la frisson du soleil qui glace la peau. Ces montées grandiloquentes et compactes nous irradient d'un plaisir diffus et juvénile, et voilà que nous plongeons allègrement dans le bain lustral des souvenirs méridionaux. 



This Mortal Coil - The Last Ray

Avec la grâce, la gravité et l'anachronisme d'un maître tapissier, les musiciens du légendaire label 4AD nous ont offert une pléthore de textures sophistiquées et précieuses. This Mortal Coil, projet ponctuel mené par la savante voix d'Elizabeth Frazer est suffisamment connu pour It Will End Tears, album d'une magnifique splendeur romantique,  dont on a si souvent cité ce Song of the Siren désormais un peu rebattu. Il serait temps de revenir sur The Last Ray et Barramundi qui sont les deux intermèdes de circonstance. Sur The Last Ray, le mélange de cordes limpides et des claviers patinés rend souvent comme le pincement mélancolique éprouvé face à une vieille photographie, d'un sépia passé et timidement dramatique. Sa batterie mécanique achève l'originalité d'une beauté se mouvant dans une gaze émouvante et poussiéreuse.



Benoit Poulîard - Nod

Une musique sans but musarde dans une brume délicieuse. Voilà comment nous pourrions qualifier ce son qui ne manquera pas d'évoquer à l'écoute une foule de sensations puériles (en général tout ce qui participe au réchaud douillet du corps - en excluant par contre la sage incontinence). Artisan multi-instrumentiste, c'est souvent avec ces pistes chaleureusement cotonneuses que Benoit Poulîard (dont le véritable nom - Thomas Maluch - ne laisse pas deviner sa nationalité américaine) structure ses albums, entrecoupant des chansons pop autrement plus conventionnelles mais non moins délicates. Cette piste en vaut cent autres, mais qui toutes prennent la forme d'une bulle sourde et moite.


jeudi 23 mai 2013

Barthes écrivain : la marque et le vide


Dans la modernité, le mythe du polygraphe est certainement advenu avec Sartre et Bataille. Barthes fut probablement du rang de ceux-là ; mais si on s’entend à faire des premiers des auteurs inclassables, on a décidé de faire de Barthes un « écrivain et sémiologue ». Ces mots, que l’on voit souvent dans les journaux, sont ceux du tableautin qui lui est dédié, rue Roland Barthes dans le douzième arrondissement parisien. Si la qualification n'a rien de proprement scandaleux et passe même pour naturelle, il faut rappeler comment Barthes nous apprit à débusquer le naturel (l’allant-de-soi) « dont une majorité sociale se pare »[1], suivant le fameux mot de Brecht : « sous la règle, l'abus »[2]. En effet si l’Histoire s’écrit sur les plaques de rue, une sémiologie doit pouvoir s’opérer. Précisément dans le cas de Barthes : où est passé le penseur et le critique ? Déjà en 1977, au colloque de Cerisy, il déclara non sans astuce : « Il y a une offensive journalistique qui consiste à faire de moi un écrivain »[3]. Ce qu’il y a c’est la réception du mythe dans la mesure où ce dernier parle d‘une parole dépolitisée : nous savons depuis les Mythologies que, passant du politique au naturel, le mythe fait l’économie d’une complexité[4]. C’est déjà pourquoi le signifié (le concept) de « écrivain et sémiologue » est « plein d’une situation »[5]. Si l'écrivain est celui qui, à la lettre, écrit (du latin scriba, scribe), on pourrait dire que le signifié nous tend sa ruse. L’écrivain est bien sur celui qui compose des oeuvres littéraires, mais d’intuition le terme recouvre insuffisamment le champ non romanesque ; l’écrivain s’identifie davantage au romancier, et il semble que ce fut la vue de Barthes lui-même. Une dissonance s’entend alors : tout au plus Barthes chercha de son vivant à écrire un roman sans romanesque, un « roman sans noms propres ». Le qualifier avant toute chose comme écrivain pourrait être l’opération qui viserait à discuter le sérieux des ses écrits, mais surtout l’opération qui viserait à naturaliser son œuvre ; en un mot encore : la dépolitiser. De surcroit lorsque l'on joint à l'écrivain le sémiologue, ce qui a pour effet de cloisonner l’œuvre dans le genre et le temps ; ce qu’il dénonçait par ailleurs dans ses essais critiques : « petit purgatoire mythologique : il faut qu’on puisse les [les artistes] associer machinalement à un objet, à une école, à une mode, à une époque. »[6] D’une façon ou d’une autre, la signification produite précipite ici l’œuvre de Barthes dans une marginalité.
Le costume et le tabac
Il y a autre chose : on a pu parlé du malentendu qui entourait Barthes ; malentendu en partie entretenu par l’auteur lui-même, par son statut incertain jusqu'à la pratique de l'écriture fragmentaire qui abolissait par son caractère autotélique les frontières des genres. Sans doutes, Barthes désirait par là se maintenir dans la « sensualité de langage ». Comment le qualifier alors ? Un certain paradoxe fait jour. Comme l'a écrit ailleurs Michel Beaujour[7], on pourrait dire de Barthes qu’il est écrivain dans la même mesure où lui-même écrivit Sollers écrivain, c’est-à-dire comme la rencontre possible de deux substantifs, comme la lecture d’un signifant, en ce sens qu’ils sont des « ensembles plausibles ». Ecrire Barthes écrivain, c’est dire qu’il ne l’est pas précisément. 
Parce que si Barthes rêva d'un être-écrivain (« Sans doute n’y a-t-il plus un seul adolescent qui ait ce fantasme : être écrivain [8]) ce n’était pas pour en reproduire le travail mais pour en rejoindre le corps : « De quel contemporain vouloir copier, non l’œuvre, mais les pratiques, les postures, cette façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête […]? »[9]. Ainsi de cette figure il cherchera toujours à retrouver le corps, s’en éprenant comme d’une figure mythologique : « d’un écrivain qui m’intéresse, je puis aimer connaître l’intimité, le monnayage quotidien de son temps, de ses goûts, de ses humeurs de ses scrupules ; je puis même aller jusqu’à préférer sa personne à son œuvre, me jeter avidement sur son Journal et délaisser ses livres »[10]. Cette figure trouva bien sur son archétype en la personne de Gide, son apgrund littéraire, dont il parvint à saisir de ses propres yeux le corps, « un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre »[11].
Quarante ans plus tard, dans l'adaptation cinématographique de la vie des soeurs Brontë par Téchiné, Barthes joua pour quelques minutes le rôle du romancier anglais Thackeray ; restera sa ligne connue : « la vie est trop courte pour l'art ». Quand on sait comment il meurt l'année suivante, cette phrase trouve un sens presque opportun ; Barthes n’aura pu faire advenir à temps le romanesque. Nous connaissons, au sujet de Glenn Gould, le mythe du pianiste sans corps ; c’est à l’inverse qu’on pourrait dire à propos de Barthes qu’il fut l’écrivain sans œuvre, ne restant que le corps. En l’état, s’il était possible de faire fuir le signifié, à la manière d’un signe japonais, qualifier Barthes d’écrivain serait le plus bel hommage. On ferait ainsi de lui un signe vide, dans lequel « point de dieu, de vérité, de morale », forme suprême du sacré pour l’auteur justement car « ce que le fantasme impose, c’est l’écrivain tel qu’on peut le voir dans son journal intime, c’est l’écrivain moins son œuvre : […] la marque et le vide. »[12]



[1] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 157.
[2] Ibid.
[3] Roland Barthes, Le grain de la voix, Paris, Seuil, 1981, p. 342.
[4] Le politique barthésien, qu’il distingue de la politique, est la dimension même du réel : « politique au sens profond, comme ensemble de rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde » (Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 217.).
[5] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 191.
[6] Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p.99.
[7] Michel Beaujour, « Barthes et Sollers » [http://www.fabula.org/forum/barthes/22.php#_ftnref2].
[8] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 93.
[9] Ibid.
[10] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 425.
[11] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 93.
[12] Ibid.


lundi 22 avril 2013

Peace, enthousiasme sur les quais


"Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire Harry". C'est ainsi que le groupe Peace fut accueilli ce soir là, à la peniche du Petit Bain. Bien qu'absolument banal, cela reste étonnant pour une formation si jeune et pour un chanteur qui ne fait pas de publicité Louis Vuitton (mes amitiés, Bono). Ceci, en forme d'anecdote, doit poser d'emblée l'ambiance surprenante, bon enfant et communicative, qui régnait en cette soirée. En effet, rien ne nous présageait un grand moment de divertissement en cette veillée d'euphorie sportive, l'attention générale se portant davantage vers un quart de final de Champion's League catalan, délaissant ainsi nos contrés pluvieuses. D'ailleurs, l'addition d'une péniche et de la pluie n'est généralement pas un argument marketing très persuasif, Katoucha Niane n'étant plus là pour en témoigner. Il nous faut d'abord saluer les efforts du Petit Bain, qui propose une structure dynamique et agréable dans un cadre souvent mal exploité, celui des quais de Scène ; à l'inverse de l'infâme Concorde Atlantique, qui depuis longtemps ne présente que l'intérêt paradoxal de l'inconfort. 

On arrive en avance, on s'accoude au bar où le prix de la bière, une fois n'est pas coutume, n'est pas scandaleux, même si on dénotera les détails de l'embourgeoisement généralisé de nos établissements culturels : la carte propose un "bagel veggie" à 6€50 - ce que nous appelerons par commodité le syndrome Starbucks.
Sautons les étapes, l'entrée dans la salle, petite et agréable, proche des groupes qui y jouent, enchante l'esprit. Nous voila enfin dans un concert où la communication entre l'artiste et son spectateur ne passe pas par des écrans géants et des barrières. La première partie, Motorifik, honnète et timide, s'écoute sans mal. Mais vite voilà nos boys qui arrivent : le chanteur est affublé d'un délicieux pattes d'eph en tartan rouge et d'une pose savamment alanguie, le reste de la bande évidemment au diapason, pantalon retroussé, chaussettes blanches, Dr. Martens basse et verte, pull oversized (on ne remerciera jamais assez Elle et Marie-Claire pour la nécessaire mise en place d'un vocabulaire pointu). On rentre dans la danse, et d'entrée une bande de spectateurs suivent par coeur les chants du groupe, s'amoncelle, saute et se pousse, dans un plaisir sincère et convivial : mon Dieu, c'est donc possible, enfin des kids. Sur scène, nuls doutes que les garçons de Birmingham ont été élevés a l'école anglaise avec ce mélange de préciosité et d'ennui, cherchant l'entrain musical des Stone Roses en se tenant avec la désinvolture enfantine d'un shoegazer. Vague de liberté et de simplicité anglo-saxonne (en France, la liberté artistique nous semble une prison).

Une playlist serrée découle, une musique au plaisir instantané. Parce que de l'album il faudra bien en parler rapidement : In Love (et non TBC comme nous l'avions benoitement compris) est un disque comme la décennie en a fait de si bien, fort plaisant mais qui peine à s'affranchir des influences ; reste à savoir si nos garçons le souhaitent vraiment, tant les clins d'oeils nous paraissent appuyés (le morceau Waist of Paint, par exemple, ne ressemble pas seulement a un quelconque Fools Gold, mais le titre ne peut que faire référence aux "dripping" à la Pollock de John Squire). Ce qui nous échappait jusque là était l'efficacité de ses morceaux sur scène, disposant tous d'une trame euphorique. Suffisamment rare pour le signaler : la balance était correcte même si la basse resta inaudible pendant le concert, et ceci malgré l'ingéniosité du bassiste - selon mon cher assistant, voilà pourquoi un morceau comme Toxic, dont les couplets reposent essentiellement sur la basse, fut complètement fade. Bref les titres se suivent, les kids s'entassent et crient, nous l'avons dit. Wraith part comme une torpille tropicale, Bloodshake est l'occasion de pogo enchanteur et juvénile. Une bourgeoise se moque d'un saoul, et les bourgeois saouls se prennent en photo entre eux. Le chanteur se coiffe d'un serre-tête de bunny girl en fourrure rose, lancé par l'assistance. C'est dire la communion. On arrive au dernier morceau, l'occasion d'allonger le titre d'un jam final, modeste et bigarré. Puis un au revoir timide, pas de rappel, le groupe s'éclipse avec la même frivolité boudeuse qu'à leur arrivée. Le moment pour eux de fêter l'anniversaire d'Harry Koiser.

mercredi 16 janvier 2013

Wraith, tube cocotier

Le moment est venu de voir caracoler dans les classements rétrospectifs de circonstance toutes sortes de groupe. On s'agace déjà de voir des groupes d'indie pop faire la nique à des groupes d'indie pop, nous plongeant dans une mosaïque de photos Instagram au fondu rosé. Puis, ici et là, des albums de métal pour la caution puriste et éclectique - décidément, même dans la célébration, les albums de métal sont toujours sujets à un traitement condescendant. Dans cette hystérie de fin d’année, il est difficile de mettre de l’ordre et de distinguer clairement ce qui restera de notre temps. C’est à sa demander si on remarquerait un single du calibre de This Charming Man. Qu'est-ce que l'on peut faire, chaque époque vomira sa propre idiosyncrasie.

Si la prudence semble alors la seule attitude esthétique valable, on ne manque pas de plonger le bras dans le sac baveux des groupes prometteurs. On en retire Peace et son premier EP Delicious; un nom pioché dans le lot des substantifs les plus plats, des poses de gamins ahuris et trendy from Bricklane, une pochette qui correspond parfaitement à tout ce à quoi la modernité nous a habitué, avec son effet Instagram maladif. Encore un groupe d’indie rock, souffleront à raison les sceptiques.
Combien de publicitaires
ont planché sur cette pochette ?
Et la musique le confirme vite. Sorti en septembre dernier, ce premier travail de 4 titres s'écoute plaisamment tout en gardant un aspect quelconque. Il parait que le NME, comme bien souvent, trouve ça génial. Force est de constater que Peace fait resurgir un spectre anglais plus vaste que ses contemporains ; on pourra vaguement faire le lien avec la scène baggy, shoegaze ou britpop. Puis deux frères au devant du groupe, alors viennent en tête trop facilement la fratrie des Jesus and the Mary Chain, Happy Mondays, Oasis. Mais si on devine par éclats les possibilités de ce jeune groupe de Birmingham, l'ensemble ne se départit pas de la concurrence ; trop souvent similaire à Foals, sur les ponts parfois même à du Arctic Monkeys exotique. C'est là qu'on sent tout le pseudo-caribéenisme auquel s'abandonne le rock anglais ; ce qui se voit par ailleurs dans le vêtement londonien, si l'on me permet une interstice sémiologique, où chaque hipster jouit d'intégrer dans le matériau urbain la fantaisie ethnique. Il est vrai, il y a eu Macchu Pichu des Strokes, personne ne semble s'en être remis. Dès lors, tous ces groupes indie ne rejetteraient pas l'imagerie kitsch d'un Stevie Wonder, bien au contraire.
"Hey ho, hey ho, on rentre de chez Tesco..."
Mais la preuve qu’il faut garder l’oreille attentive est le dernier single du groupe, servi sans prévenir à Noël pour accompagner le foie gras, qui avance ses parfaites couleurs ludiques. Petite fulgurance aux guitares caribéennes, Wraith enroule ses gimmicks festifs dans une toge léopard pour les faire rouler ensuite sur la piste de danse, exactement sous les strobocscopes couleur pénis - du rose au violet. Notez que la peau de léopard de la pochette est la même que le chanteur dans le clip jette sur ses épaules ; nous comprenons le symbole, car la peau de léopard est, rappelons-le, la matière de la cape de Bacchus. Ce clip même, où pendant que de superbes popotins d'ébène se révulsent - et il n'y a pas de raisons pour que d'horribles rappeurs s'en gardent le privilège - les musiciens restent là, avec l'air idiot et génial de Shaun Ryder.
On voudrait dire une résucée ludique de Suede dans une robe trop courte et vulgaire, Wraith renoue plutôt avec le tube new orderien, pour ne pas dire happy mondaysque - c'est-à-dire parfaitement décomplexé. Analysons : un texte qui aurait pu être écrit par un Ian McCulloch lubrique, perdant les pédales face à un tanga de cuir violet ("You could be my ice-age sugar !") ; une composition secouante et aérienne, avec cette ligne de guitare cocotière qui fera transpirer même à Glasgow et ce clavier qui fait office de pont, moment platonique pour patin graisseux. Décidément les Anglais réussissent bien mieux le mariage de la qualité à la récréativité, pendant que l’Amérique dégueule ici et là ses infectes Maroon 5.  En quasiment trois minutes, on fait rentrer dans la boite un titre ajusté pour le plaisir le plus transpirant. Pour l'instant on n'en demande guère plus. Mais leur premier album, du nom de TBC, prévu pour mars prochain, nous offre dans son anagramme même le mot de la conclusion : to be continued.



jeudi 20 décembre 2012

Violator, après ?


Qu’est-ce qu’il nous reste d’un classique ? Bien souvent, qu’un rapport ambigu. Violator, sorti il y a maintenant vingt-deux ans, est l’album sacré de Depeche Mode. D'un équilibre rare, le groupe arriva alors à livrer un opus aux dimensions parfaites. Musical, textuel, esthétique : Violator est un petit monde fini, qui offre le paradigme modien dans sa plus grande concision. Garde-t-il aujourd’hui sa magnitude de diamant nuit synthétique ?

Le viol à tort (?)

Sur un fond noir, les pétales de la rose recoupent d'un éclat mat. Le titre même de l'album, quoi qu'on veuille bien en dire (comme l'album Music for the Masses, on l'a surtout dit ironique), ravit par l’effet d'une provocation dans une concision, une sobriété choisies. Avant même d’écouter l’album, le signe se met à l’oeuvre.
Violator est d'abord une entreprise de studio. Qui n’en connaît pas les figures majeures ? Martin Gore le fétichiste, Alan Wilder l’ingénieur, seul véritable musicien du groupe et Flood, producteur emblématique, connu pour  son travail avec Nick Cave, Nine Inch Nails ou U2. Façonnées à plusieurs mains, les sonorités nocturnes de l’album font date. Servi de grands textes aux phrases limpides, Violator se pose alors comme un opus voluptueux et sophistiqué. Voyez un peu World In My Eyes, pur joyau érotique, joint le raffinement d'une composition lustrale à l'invitation textuelle au voyage ; du reste, on sait que Bob Smith le reprendra dans une version sino-aérienne, à demi bouffonne.

Barbecue à New York
Mais nous savons déjà comment Violator compile les tubes. A quoi bon le répéter ? Au contraire, rappelons que du classique on ne garde souvent que la contradiction : succès critique et commercial, l'album est constitué de titres qui se sont mutilés de leur propre gloire. A l'aube de la sortie de Violator, Depeche Mode est déjà la machine de guerre que l'on sait, générateur d'une véritable sous-culture. L'attente est donc folle pour le microcosme modien et la promotion américaine permettra même au groupe de tourner un clip alternatif, aujourd'hui oublié, d'Enjoy the Silence sur le toit d'une Twin Tower qui n'est pas sans souffrir d'un kitsch maladroit. Malgré l'exigence artistique bien connue du groupe, Violator pose toujours à l'écoute la question de l'effet du succès sur une oeuvre.

Que veut dire aujourd’hui Personal Jesus ? On hausse les épaules, un succès ringard des années 90. Quand bien même le titre reste un exemple d’économie : un texte simple, que l'on sait inspiré par la biographie de Priscilla Presley, calé sur le sample d'un souffle et un riff ingénieux. La reprise de ce titre par certains hurluberlus finira de le condamner - même s’il y a toujours Johnny Cash, radieux. Sans même parler de Policy of Truth et Enjoy the Silence, tubes raffinés, désormais agaçants. Encore récement, si Enjoy the Silence a servi pour une publicité Dior, Personal Jesus a préféré promouvoir Armani (et, très anecdotiquement, Dave Gahan la dernière Golf). Sans surprises, la question se pose de savoir si le diamant ne s'en est pas trouvé taché - Violator est un album qui a vieilli.

Le négatif de l’œuvre et son fantôme

Alors peut-être pouvons-nous appréhender Violator différemment. Jouir de ses moments creux, jouir de ce que l’histoire n’a pas retenu : en bref, découvrir le négatif de l’oeuvre. Au travers de Sweetest Perfection, Blue Dress, Clean, on parcourt un album vierge de toutes exploitations récréatives et commerciales. L’explosion finale de Sweetest Perfection, révèle toute la finesse des arrangements, donnant à ce petit univers synthétique un véritable frisson charnel. Que l'on s’attarde aussi sur Clean qui traite de la cessation des addictions (« I've changed my routine / Now I'm clean »). Sa production froide et néanmoins vaillante, révèle toujours l'érotisme en puissance : ici un homme parle de s'être débarrassé de ses addictions alors même que 5 ans de perdition l'attendent. Avouons-le, comme un pécheur dans une figure de prétérition. Parlons aussi des pistes cachées, à la fin d'Enjoy the Silence on trouve l'étrange Crucified ; à la fin de Blues Dress les non moins étranges choeurs de Gore couplés aux machines. La rondeur apparente de l'album (9 pistes contre 11 pour les deux albums précédents) cache des pistes en tiroir, qui ne révèlent que la volonté ergonomique de l'objet - et l'on sait que l'ergonomie est toujours le fait des fétichistes... 

Sibelius, toujours gai
D'autre part, Depeche Mode a toujours livré des faces B de qualité qui permettaient d'étoffer l'univers du groupe en explorant des voies plus sombres et moins mainstream. La face B fait donc office de contrepoids. A ce titre, celles de Violator sont particulièrement noires et réussies.
Distinguons les morceaux chantés : Dangerous, ode lascive qui est l’inverse de World In My Eyes, le sujet se voyant renversé : il n’est plus celui qui invite au voyage mais celui qui faiblit à la proposition ; Happiest Girl, qui aurait pu figurer sur Some Great Rewards ; Sea of Sin, d’une modernité éclatante.
Puis les instrumentaux : Kaleid, spirale électronique avec vingt ans d’avance, écoutez pour voir ; tandis que Memphisto et Sibeling sont deux pistes avec en charpente un piano, grave ou funeste, qui finissent d’imposer la tension dramatique de l’album. D’ailleurs, si Sibeling se réfère à Jean Sibelius, comment ne pas penser au château de Silling du divin marquis ?

Si l'on peut dire, les faces B constituent moins l’envers d’un album, à l’instar des chutes de studio, que son fantôme ; en bref, elles ne sont pas la part cachée mais la part oubliée. C'est au même titre que les morceaux "négatifs" ou "en tiroir", pour reprendre notre chère terminologie, que les faces B constituent ce qui pourrait nous rester d'un album générationnel. En somme ce qui résiste au classique – c’est-à-dire le non-Violator.